Témoin
Le client hypocrite et mauvais payeur a fini par me verser par virement express la poignée de milliers d'euros qui m'étaient dûs depuis une éternité. Des mois de tractations, des propositions de règlement à l'amiable, versement en petites mensualités, accord, et puis rien, et puis l'intervention de mon pote avocat-alcoolique, et puis l'entrée en action d'un bureau de recouvrement, et enfin, à mon grand embarras, d'une huissière à la voix aigrelette qui empochera au passage un pourcentage quelconque à la charge du client. Le business m'énerve. Parallèlement, j'ai travaillé d'arrache-pédale ces dernières semaines, en fait beaucoup trop. Du coup, hop, me voilà presque riche, du moins sur mon barème à moi. Ca ne vas pas durer, je viens juste, Pérette sous Prozac , de m'acheter un nouvel laptop, d'inviter toute la bande au resto la semaine prochaine et d'envoyer nuchement du fric à une assoc. que je connais bien. Je partage avec mon mec ce besoin de me débarrasser sur le champ de l'argent gagné, peut-être une pied de nez rétrospectif aux carnets de dépense de l'enfance et au régime patate nouille, aux fins de mois réputées difficile.
Bref, tout va pour le mieux mais il y a un truc qui me turlupine : j'ai un court métrage qui repasse en boucle dans la tête. C'était il y a trois ou quatre semaines. Je me rendais benoitement à la droguerie pour y
acquérir mon champouin pour cheveux gras et sans éclat.
[Comme je bosse à domicile, je me trouve toujours milles prétextes
pour sortir, du style traverser tout le district pour acheter des
tortellini
dans l'épicerie du sicilien de petite taille]. Et donc, je déambule sur le trottoir droit de la Rue de la Vallée en ne pensant probablement à rien de particulier, je ne sais plus. Tout à coup, deux types [de
type méridional, comme j'ai plus tard précisé à la police] me dépassent à
toute allure, se jettent sur un un garçon d'une vingtaine d'années qui marche à
quelques de mètres devant moi, l'un d'eux sort quelque chose, sans
doute un coup de poing américain, je n'ai pas identifié l'objet mais j'ai retenu le geste, et ils se mettent à le frapper, des
coups dans la gueule, des coups sourds. Le type
s'effondre presque immédiatement, il est à terre, ils continuent, avec les pieds cette fois, ils sautent sur lui, ils l'écrasent. Je n'ai pas d'autre mot pour décrire ca. Il l'écrasent. Le sang. L'horreur.
Je reste sur place, pétrifié, mais vraiment, comme une pierre. Même
pas
la présence d'esprit de sortir mon portable pour appeler de l'aide. Trop interloqué pour leur crier d'arrêter, ne parlons même pas d'intervenir. Je ne suis vraiment
pas un héros. Les autres passants non plus, on doit être une dizaine dans la rue, personne ne bouge le petit doigt, personne ne crie, personne n'intervient. Rien. Les deux
types (je suis persuadé après coup qu'il n'étaient pas dans leur état normal) s'acharnent avec une brutalité effarante. Effarante. Puis disparaissent en courant. Le type reste là
inerte, recroquevillé dans une flaque de sang, la gueule en bouillie. Laissé pour mort. Peut-être mort,
peut-être pas, je n'ai pas cherché à savoir, je n'ai pas voulu savoir.
Le tout aura duré une trentaine de secondes, une minute, deux minutes au plus. C'est banal, je sais, mais ca m'a semblé interminable. L'ambulance débarque en trombe, le poste de police est à
200 mètres. Le quartier est de toute facon quadrillé en permanence et, depuis peu, truffé de caméras de surveillances, triste record national en
matière de criminalité par habitant. A relativiser quand on sait que
des dizaines de milliers de personnes viennent s'y débauchailler
le week-end. Les petites scènes de violence font
partie du quotidien, comme les girotapineuses et les touristes bourrés - des règlements de
compte internes entre proxos qui ne concernent nullement les résidents lambda, des escarmouches de brutes idiote et ivres-morte,
le folklore habituel. On n'y prend même plus garde. Mais pas cette fois. Encore sonné, je fais une déposition aussi précise que possible à la police, j'appelle mon mec pour lui raconter ce que j'ai vu. Je contourne les ambulanciers qui essaient sur place, visiblement sans succès, de réanimer le garçon, ou ce qu'il en reste. La flaque de sang. Et puis j'entre dans la droguerie, où les langues vont bon train, j'achète mon champouin pour
cheveux gras et sans éclat, je rentre chez moi, je bois un espresso sur le balcon et je remets au
travail. Comme si de rien n'était.
J'y ai repensé un peu au cours des
jours suivants, j'en ai parlé à mes amis, à presque tous mes amis. Mais sans plus. Et bizarrement, voilà que, depuis quelques jours, je
revois sans arrêt la scène, en cinémascope. Quasi spontanément. Comme un cauchemar éveillé. Le film s'enclenche tout seul,
au milieu de tout, sans raison. Les images défilent, du début à la fin - je marche dans la rue, ils me dépassent en courant, l'un d'eux sort un truc, ils se jettent sur lui et ils essaient de le tuer, ils "l'écrasent" . Et je ressens exactement le même mélange d'horreur et de stupéfaction, et cette impression étrange, on va dire, d'être derrière une glace, d'assister à quelque chose qui n'est pas vrai, ou qui ne peut pas être vrai, qui est en dehors. C'est peut-être une réaction saine, normale après une expérience pareille. Peut-être. Mais ca serait pas plus mal si ca s'arrêtait. Ce qui me travaille, c'est que je n'arrive toujours pas à comprendre par quel mécanisme je n'ai pas réagi, comment je me suis retrouvé témoin, pour ne pas dire complice, de ce qui n'était ni plus ni moins qu'une tentative de meurtre, en pleine rue, en plein jour, en plein coeur de mon quartier.